dimanche 10 novembre 2019

Text (Текст, 2019) : Châtiment et Crime ***

C'est Dostoïevski à l'envers. D'abord le châtiment, puis le crime. À cause d'un jeune commissaire des stups (Piotr), issu d'une famille disposant de leviers haut placés. Au-dessus des lois, Piotr fourre de la drogue dans la poche d'un étudiant (Ilia) pour le faire condamner à 7 ans de prison. Quand ce dernier sort, sa mère vient de décéder ; il est seul au monde et décide de se confronter à Piotr.



"Ce n'est pas encore du cinéma d'opposition, mais c'est déjà du cinéma en colère", note le quotidien Vedomosti. Text parle d'une vie broyée par un représentant des structures de sécurité, selon un schéma  courant : emprisonner des innocents parce qu'ils gênent le pouvoir, ou bien simplement pour favoriser son avancement de flic.

Mais on sent que le réalisateur Klim Chipenko arrondit les angles pour ne pas en faire un film politique. Ainsi, Piotr aurait eu des remords, dixit sa mère. Il a des circonstances atténuantes : un père policier arriviste et sans scrupule qui l'a entraîné dans la police alors qu'il voulait être avocat. Piotr aimait sa copine et était sur le point de devenir père. L'histoire est tirée vers un cas individuel pour éviter une posture militante. Peut-être surtout pour ne pas se mettre à dos la police russe, ne pas être la cible d'attaques. Le drame central du film se fonde pourtant un problème systémique de grande ampleur. Qui a poussé en juin 2019 des dizaines de milliers de moscovites en réaction à une ènième affaire de stup fabriquée contre le journaliste d'investigation Golounov. Notez la ressemblance évidente avec le nom de famille d'Ilia (Goriounov).

A contrario du cas Golounov, Ilia choisit d'agir seul, en réglant des comptes personnels sans chercher à attaquer le système. Ce qui l'amène logiquement dans une impasse et à être liquidé comme un rat par la police. Un destin très russe.



Sur le plan cinématographique, l'intrigue (basé sur un excellent scénario de Dmitri Gloukhovsky) est rondement menée, parfois haletante grâce à un montage complexe, entrelaçant parfois jusqu'à 3 narrations parallèles. Le collectif des acteurs est assez inégal, faiblard du côté des rôles féminins (excepté la mère d'Ilia). Écrasante, la bande sonore gâche plusieurs séquences, surtout la fin, trahissant un manque d'imagination du réalisateur, ou son incapacité à éviter les clichés.

samedi 10 mars 2018

Dovlatov (Довлатов) Ironie stérilisée **

La rencontre entre le cinéma cérébral, énigmatique, limite expérimental d'Alexey Guerman-Jr, et la prose caustique, ethylique et malicieuse de Dovlatov ne coulait pas de source. Les précédents films d'Alexey Guerman-Jr, qui ont toujours été bien reçu dans ce blog, n'ont jamais respiré l'humour ni la légèreté. Celui-ci ne fait pas exception.



C'est fort regrettable, parce qu'un biopic de l'écrivain-culte de l'époque brejnevienne (devenu culte bien plus tard) aurait du être grinçant et caustique. À part le gag où Dovlatov, se faisant passer pour un tchékiste, terrorise un bouquiniste tentant de lui vendre "Lolita", on n'a guère l'occasion d'actionner les zygomates. C'est pesant, sérieux, mélodramatique et franchement prétentieux. Exactement le contraire de Dovlatov, en tous cas celui qu'on connaît à travers ses romans. La prose de Dovlatov est réaliste, plastique, vive, accessible, totalement dépourvue d'ambitions ésotériques. Le décalage entre l'oeuvre de Dovlatov et l'atmosphère du film dérange pendant toute la projection. Bien que la plupart des dialogues viennent directement de la prose du romancier.

L'erreur de casting a commencé avec Alexey Guerman Jr. Son univers est trop éloigné. Il confie lui-même avoir découvert Dovlatov sur le tard. Peut-être que les deux hommes sont simplement incompatibles, mais pourquoi alors s'être jeté dans l'aventure ? Cela me rappelle le plus abominable biopic de la décennie, qui a massacré Vyssotsky. On n'en est pas là. L'univers d'Alexey Guerman Jr domine tout le long : les lumières tamisées, la brume, les dialogues imbitables s'enchevêtrant, les cadrages aproximatifs, les anachronismes (le jazz, les accoutrements, les mimiques contemporaines des actrices). Bref, on ne sent ni l'atmophère soviétique, ni les sarcasmes de Dovlatov.

Empêtré dans un univers qui lui est manifestement étranger, Alexey Guerman Jr tente de donner une facture "traditionnelle" à son film (il ne peut pas rester dans l'étrangeté avec un personnage aussi terre à terre que Dovlatov) par des moyens grossiers qui ne lui réussissent pas. Pour palier au vide dramatique des cinq journées de la vie de Dovlatov, il a recours à des cadavres d'enfants, au sang d'un poète et au crâne fracassé d'un peintre. Chacun de ces drames tombe comme un cheveux sur la soupe. Pour donner une épaisseur romantique au personnage de Dovlatov, il en fait un bourreau des coeurs (ce que l'écrivain était apparemment), mais comme il ne parvient pas à ficeler la séduction, toutes les donzelles sont des ex déjà séduites. Un peu facile. La seule dimension intéressant le réalisateur, ce sont les querelles littéraires du microcosme de Saint-Pétersbourg. Brodsky son ami, et la masse grise des envieux, des traîtres, des zélés et des connards aux commandes. Tout cela est raconté de manière linéaire et prévisible.

Il aurait fallu un Woody Allen pour raconter Dovlatov. Mais l'écrivain soviétique n'a toujours pas percé en Occident, et Alexey Guerman Jr ne lui a pas rendu service. L'écrivain chéri de la génération des 30/50 ans russes aura-t-il une seconde chance ? La plupart de ses oeuvres paraissent compatibles avec une adaptation cinématographique. Il faut attendre qu'un réalisateur russe doué pour la comédie caustique émerge. Nous avons perdu Balabanov et Mouratova (sans doute la plus proche de Dovlatov) a pris sa retraite il y a plusieurs années. Les grands talents russes actuels ne sont pas versés dans la comédie, malheureusement. Et le temps presse@¥‰


jeudi 4 janvier 2018

Une femme douce (Кроткая) ... dans un monde de brutes ****

La colère de Sergueï Loznitsa ne connaît aucun répit. Rossia Matouchka en prend de nouveau pour son grade.

Krotkaïa (une femme douce, très librement adapté de la nouvelle de Dostoïevsky) ne se résigne pas à son triste sort. Lorsque le colis qu'elle a envoyé à son mari emprisonné lui revient sans explication, elle décide d'entreprendre un long voyage pour porter ce colis jusqu'à la prison. Voyage non-initiatique, semé d'embûches kafkaïennes et de personnages cauchemardesques. La Russie provinciale contemporaine y est une vallée de larmes. Vulgarité, bêtise, méchanceté, ignorance.

Loznitsa, comme Zviaguintsev, décrit l'effondrement moral de la Russie. Avec moins de subtilité, cependant. Il force le trait par rapport à "Ma Joie" (2010), qui traitait du même sujet sous la forme d'un road-movie. Dans Krotkaïa, Loznitsa fait le chemin inverse : de la province profonde vers une ville moyenne, où "la prison est notre tout, c'est elle qui nous nourrit". Il démontre sans peine que les murs de la prison s'étendent bien au-delà des murs physiques. La "zone" est dans les têtes, elle est constitutive de la pensée. Si bien que l'ultime institution supposée apporter de l'aide à Krotkaïa - la "défenderesse des droits humains", sous ses aspects de juste persécutée, s'avère factice. Le mal est si profondément enraciné qu'il n'y a pas d'autre salut qu'en soi-même. À la différence de Zviaguintsev dans "Faute d'amour", Loznitsa tue l'espoir. Il est à deux doigts d'essentialiser la Russie et les Russes, de les assimiler à l'enfer. Seule Krotkaïa porte en elle une force positive, laquelle n'est pas explicitée : amour, devoir, solidarité, persévérance ?

Naturellement, le film n'a pas reçu un kopeck de Russie et sa sortie en salle fut confidentielle ($6800 de recettes selon Kinopoisk).

Fiche technique du film

dimanche 15 octobre 2017

Aritmia (Аритмия), mais synchro quand même ***

Oleg boit comme un trou, sape son couple, défie l'autorité, le bon sens : un comportement auto-destructeur dostoïevskien archétypal. Oleg est médecin d'urgence à Yaroslavl, pas un boulot de rêve, mais utile à la société. Au fond, c'est un type bien, donc en décalage avec le reste du monde.
Sur cette trame déjà parcourue en long et en large par une floppée de concitoyens écrivains, dramaturges et cinéastes, Boris Khlebnikov nous dépeint la Russie provinciale contemporaine, comme dans tous ses films précédents. Avec le même acteur principal (Alexandre Yatsenko).
Là dessus, la critique sacre Aritmia "film de l'année", grand prix de Kinotavr et meilleur acteur pour Yatsenko.



Quelque chose m'échappe. Derrière ce banal mélo, aucun portrait global de la Russie, aucune mise en abîme ni arrière-pensée métaphysique, rigoureusement rien qui n'ait déjà été cent fois monté, dit, entendu. Des routes dégueulasses, des automobilistes indifférents ne laissant pas passer l'ambulance ; des parents irresponsables ; un supérieur incompétent, cynique et brutal. On ne voit pas plus loin que le bout du nez d'Oleg. Quelques blagues (les précédens films de Khlebnikov étaient plus cocasses), d'innombrables scènes de beuverie et de gueules de bois tristes. En toile de fond, des hôpitaux proprets (suspicieusement très propres, avec du mobilier neuf, etc). Au fond, le film est parfaitement raccord avec son financeur : le ministère de la culture de la fédération russe. Amen.

samedi 30 septembre 2017

Крым (Crimée) 2017 : navet historique ou l'annexion du budget russe *

La nouvelle doctrine millitaire russe préconise d’atteindre des objectifs militaires par des moyens non-militaires (principalement la propagande). Dans le cas du film “Crimée”, on assiste au renversement de la doctrine : atteindre un objectif cinématographique par des moyens militaires. Et c’est un échec patent. Conçu et financé par le ministère de la défense russe, “Crimée” bénéficie d’une débauche de moyens militaires (avions, hélicoptères, croiseurs, missiles, tanks) aboutissant à un pétard mouillé. Des moyens de film à grand spectacle ont accouché d’une série B, à cause d’un scénario grotesque et d’une mise en scène dépourvue de toute créativité. La séquence la plus chère du film, à savoir le ballet d’hélicoptères soulignant la supériorité du muscle russe, et bêtement filmée du point de vue du plouc à la parade. On n’exige pas un ballet à la “Apocalypse Now”, mais à quoi bon cramer tant de kérosène pour si peu d'effet ?



Produit de l’armée, le film s’annonce comme “basé sur des faits réels”, mais exclut toutes les dimensions non indispensables au produit série B. Les Tatars de Crimée n’existent pas, ni le reste du monde (Américains, OTAN, Poutine). Absents également : le rôle des médias, les milices pro-russes, la population locale. Tout est réduit à l’armée russe (et ses réservistes) contre une poignée d’Ukrainiens aux motivations incompréhensibles. Les émeutes de Maïdan, présentées comme le basculement du film, déboulent comme une catastrophe naturelle. 

Tout ce que le spectateur comprend vient des 2 premières minutes : un cours d’histoire assenné comme une rafale de Kalachnikov : la-Crimée-a-toujours-été-russe. Mais alors, pourquoi cette Crimée idylique du début, un pays de carte postale où tout le monde semble parfaitement heureux ? Autre inversion : ce sont les Ukrainiens qui menacent d’envahir leur propre territoire. 

L’une des lignes directrices du film est la condescendance infinie envers les Ukrainiens, soit simplets, soit foncièrement mauvais. L’héroïne du film, une jeune journaliste ukrainienne, n’a que deux modes : l’hystérie ou les pleurs. À la fin du film, face à son équipe de télévision, elle n’arrive plus à articuler que ce territoire est ukrainien : l’émotion (pas la raison) lui coupe le sifflet. 

L’un des aspects les plus navrants de “Crimée” vient de ce que la fiction gomme la seule réussite manifeste de l’opération. La Crimée a été annexée sans verser de sang, mais le film, faute d’un scénario adéquat, nous aligne des dizaines de cadavres. Autant les manoeuvres de Poutine ont surpris le monde, autant ce film reste prévisible de tout en bout.


Fort heureusement, le public russe n’est pas dupe. Les salles moscovites sont vides (il paraît que c’est la ruée en Crimée). Les promoteurs du film ont beau truquer les classements des sites spécialisés (kinopoisk.ru), ou en faisant pression sur les directeurs d’école, les brebis traînent les pattes. Le “cadeau” de Shoigu à Poutine pourrait bien lui revenir dans la gueule.

Un critique russe conclut sa chronique du film ainsi :

"L'idée est simple : l'Ukraine est une gonzesse stupide, la Russie et un mâle équipé d'un gros pistolet. la guerre c'est mal, c'est pourquoi le faible doit se rendre au fort sans opposer de résistance. la Crimée a été annexée parce que c'était possible. le réalisateur Pimanov à fait ce film parce que c'était possible. Tout le monde connaît le sort du réalisateur ayant un autre point de vue sur le printemps russe. [Oleg Sentsov] va purger une peine de 20 ans de prison en Sibérie pour avoir mis le feu à une porte, ce qu'il n'a jamais reconnu. Le pouvoir, c'est la Force, mon pote, c'est comme ça."

mercredi 16 août 2017

Теснота (2017) Caucase : plaies à tous les étages ****

Une famille juive modeste, un fils enlevé par des bandits, une fille rebelle flirtant avec un musulman. Le décor est planté à Naltchik, Kabardino-Balkaria, en 1998. À côté, les des combattants tchétchènes égorgent leurs otages russes comme des agneaux. Un climat de violence et de méfiance plane sur tout le Caucase. Comme dans le dernier Zvyagintsev, les victimes sont livrées à elles-mêmes. Pas de secours à attendre de l'État, de la police ou de la collectivité. On n'est pas dans Roméo & Juliette, mais il faut faire face à des choix cornéliens. Je me sacrifie pour libérer mon frère ou je refuse d'être une marchandise ?



Telles sont les questions posées par le tout jeune réalisateur Kantemir Balagov, 26 ans, dont c'est bien sûr le premier long-métrage. Il filme la petite histoire, et la grande. En fait, ce sont des poupées russes. À l'intérieur des conflits interethniques irrésolus du Caucase russe, les conflits interfamiliaux. Et finalement, les conflits à l'intérieur de l'individu.



Balagov est lui-même Kabarde. Il connaît la "promiscuité" (Теснота) décrite dans son filme. Il semble guidé par l'idée que les stéréotypes ethniques se fondent sur la projection de fantasmes nés de conflits internes à l'individu. Il l'a observé lui-même : quand un Juif se comporte comme un Kabarde, et quand un Kabarde se comporte comme un Juif... C'est donc un film simplement humaniste dans un Caucase qui l'est de moins en moins.

vendredi 2 juin 2017

Нелюбовь (Faute d'amour) Andreï Zvyagintsev 2017

Russie, banlieue dortoir. Un couple se sépare, laissant un enfant de 12 ans sur le carreau. Il entend que ses parents veulent se débarrasser de lui en le plaçant dans un internat. Il pleure en silence derrière une porte. Le lendemain, il disparaît. Ses parents, tout occupés à leurs nouveaux amours, mettent plus de 24h à se rendre compte de sa fugue. L'enquêteur hausse les épaules, renvoie vers une organisation de volontaires spécialisée dans la recherche des enfants disparus.



 Une petite histoire qui en raconte une grande. En toile de fond : piété orthodoxe imitée, propagande informationnelle constante, respect des convenances masquant un égoïsme forcené. Le mari vend des produits financiers dans une société appartenant à un patron ultra-orthodoxe. Il réalise qu'il doit se remarier vite fait pour que personne au boulot ne remarque son divorce. Il reproduit immédiatement ailleurs son premier mariage raté. La mère déteste ouvertement son enfant, sa mère (c'est réciproque) et veut être heureuse. Cette misère sentimentale paraît la norme, puisqu'elle ne déclenche pas de réaction horrifiée dans l'entourage du couple. Le défaut d'amour émane d'une société baignant dans sa propre méchanceté. Zviagintsev lie la petite histoire à la grande par le biais d'une télévision déversant sur tous les insanités de Dmitri Kiselev.