mercredi 12 février 2014

L'éternel retour (Вечное возвращение) ****

Kira Mouratova réalise un film construit sur une succession de sketches. Ce sont, semble-t-il, des extraits de castings avec différentes combinaisons de couples. Parfois entrecoupés d'un dialogue dans un cinéma entre un producteur et un monteur ayant hérité des rushes d'un film inachevé par un réalisateur décédé. Rejoints ensuite par une scénariste. Il s'agit d'une réflexion sur le cinéma. Un faux "making of" d'un film fictif.

Il est fort distrayant de lire les commentaires furieux de spectateurs du film attirés par les grands noms à l'affiche (Tabakov, Litvinova, Makovietsky, Demidova). Perdus devant ce film plein de répétitions et à la structure non narrative, ils se sont emmerdés comme des rats morts. Ils n'ont rien compris. Mais pour qui connaît le travail de Mouratova et l'apprécie, point de surprise.

La réalisatrice ukrainienne utilise ses acteurs fétiches et jongle avec eux, démontrant les possibilités infinies de la mise en scène et des interprétations par de grands acteurs. C'est une mise en abysse magistrale et pleine d'humour.

jeudi 6 février 2014

Dur d'être Dieu (Трудно быть Богом) *****

L'année 2013 fut une moisson décevante pour le cinéma russe. Heureusement, 2014 commence sur les chapeaux de roue avec Dur d'être Dieu, un époustouflant chef d'oeuvre. Quoique le lien entre 2014 et le dernier film d'Alexeï Guerman soit ténu. En effet, le projet date de 1968, quand Guerman et Boris Strougatski (auteur du roman du même nom) sont tombés d'accord pour travailler ensemble sur l'adaptation. Il est vite apparu évident qu'une observation aussi crue et radicale du totalitarisme ne pourrait être réalisée en URSS. Le projet n'a redémarré qu'en 1999 (entre temps, Svetlana Karmalita avait remplacé Strougatski pour la coécriture du scénario), avec un tournage qui a duré sept ans (de 2000 à 2006) suivit de six longues années de post-production. Guerman est mort il y a exactement un an, épuisé par une longue maladie et par le travail titanesque effectué autour de son dernier film, qui est certainement la toile la plus longuement et impatiemment attendue des vingt dernières années.

S'il est dur d'être Dieu, regarder trois heures du film n'est pas non plus tâche aisée. Ce sont trois heures éprouvantes passées à partager le profond pessimisme de Guerman. Le réalisateur nous plonge dans un décor médiéval hyperréaliste, d'où ressortent une foule de détails pénibles et répugnants. Boue, sang, excréments, pluie, déchets, entrailles occupent la majeure partie de l'écran et du temps. Il est dur d'être Dieu - et spectateur - face à une humanité régressive, tout entière voracement occupée à son autodestruction. 

Guerman n'a pas filmé une oeuvre voyeuriste ou macabre. Il a pris un soin extrême aux détails parce qu'il est un perfectionniste de la trempe de Kubrick ou de Bergman. L'objectif est d'éveiller chez le spectateur une réflexion d'ordre philosophique sur la nature de l'homme et d'une série de phénomènes constants dans son histoire : pouvoir, totalitarisme, violence, obscurantisme, imbécilité. Le décor moyenageux est en réalité une limbe intemporelle dont l'humanité est prisonnière. Le moyen-âge existe à l'état latent en chacun de nous. D'où l'horreur d'assister à ce spectacle.

Le film n'indisposera pas le pouvoir actuel, car sa cible est universelle. Il n'y a pas d'allusion directe à la Russie ou à l'URSS, hormis au tout début lorsqu'une voix hors champ caractérise Arkanar (lieu fictif de l'action) comme un territoire ayant tourné le dos à la Renaissance.

Le film est tiré d’un roman des très prolixes frères Strougatski, qui ont déjà inspiré des adaptations à de grands réalisateurs comme Tarkovski, Lopouchanski ou Sokourov. Mais Guerman s’écarte significativement de la perspective humaniste du roman. Au lieu de s’interroger sur le sens moral d’une intervention de l’homme cultivé moderne dans un conflit médiéval extraterrestre, Guerman gomme rapidement la différence entre le premier et les seconds. Ecce homo (ainsi est l’homme), nous dit Guerman, le vernis civilisationnel ne s’écaille que trop vite. La bête en nous se réveille dès que le pouvoir permet de transgresser les règles morales.

Déroutant, unique, tournée en noir et blanc, Dur d'être Dieu ne s'apparente à rien de connu. Il peut évoquer par son message ou sa forme des chefs d'oeuvres comme le Salo de Pier Paolo Pasolini, J’irai comme un cheval fou de Fernando Arrabal, Aguirre la colère de Dieu de Werner Herzog ou Apocalypse now de Francis Ford Coppola. C'est probablement le dernier rejeton du cinéma aventureux et risqué des années 70. 

Dur d'être Dieu continue à hanter la pensée du spectateur longtemps après la projection. Très longtemps. C'est un film qui marque à jamais son spectateur. C'est pourquoi il est d'ores et déjà un film culte. Une pièce de choix dans la mémoire de tout cinéphile.