Pour un étranger, Balabanov épouse fidèlement le cliché de l'artiste russe désespéré, volontiers attiré par le surnaturel, et en même temps parfaitement cynique, porté à la satire radicale de la société.
"Je veux aussi", ce sont quatre hommes chaudement habillés accompagnés d'une jeune fille nue. Tous se précipitent vers un bonheur mystérieux, une zone irradiée, dont personne n'est jamais revenu. Tous croient être choisis pour connaître le bonheur, mais seuls quelques uns sont élus. Par qui ? Balabanov ne nous le dira pas. Car ce n'est pas l'objet.
Les personnages incarnent plusieurs archétypes de la Russie d'aujourd'hui : deux bandits, dont un alcoolique, un vieil homme abattu, un artiste taciturne, et une jeune fille improbable (médiocrement interprétée) à la fois comme prostituée et étudiante en philosophie. Ce qui apparaît immédiatement, c'est qu'elle est très malheureuse et naïve. Au point qu'elle n'hésite pas à se dénuder complètement, ni à courir ainsi des dizaines de kilomètres dans la neige, lorsqu'on lui explique que c'est l'unique voie vers le bonheur. Pour le plus grand plaisir des spectateurs, qui vous le savez comme moi, sont au fond des voyeurs sadiques.
Balabanov traite simultanément plusieurs sujets. Premièrement, il s'agit d'une transposition à l'époque moderne de STALKER, le chef d'oeuvre de Tarkovski. L'idée est la même (zone interdite irradiée, phénomène surnaturel), mais les temps ont radicalement changés. L'Etat totalitaire est devenu impuissant : tout le monde peut pénétrer dans la zone. Le stalker a aussi disparu en temps que personnage. Il n'y a pas de guide pour mener les aventuriers. Ceux-ci ne recherchent plus la vérité, ils cherchent le bonheur. Cette quête ne va pas les transformer : ils vont simplement disparaître, de deux manières différentes selon qu'ils soient élus ou non.
La magie a presque disparu. Balabanov veut nous dire quelque chose sur l'église, de pas très agréable, sans doute. Visiblement, il n'est pas doué pour la foi. Il ne croit pas, et s'étonne ((c'est un euphémisme) d'observer la foi chez les autres. Le lieu magique est une église orthodoxe. Oui, mais elle est détruite, et on ne voit pas un seul pope durant tout le film. Ils ont disparu, sont impuissants comme le pouvoir. Ce n'est pas l'église, ni Dieu, que cherchent les gens, c'est le bonheur. La Foi a perdu toute dimension sacrée ou chrétienne. L'église a perdu sa fonction de guide.
Et l'on aperçoit à la fin du film Balabanov, au pied de l'église détruite, qui n'a pas su trouver le bonheur, qui n'est pas élu. Parce qu'il n'arrive pas à croire. Balabanov joue son propre rôle. Il se présente : "réalisateur, membre de l'association internationale des metteurs-en-scène". Puis tombe et meurt. Il a prévenu : c'est son dernier film. Il est malade, ou déprimé, ou las.
On le sent en regardant ce film trop long et qui ne débouche pas sur une réflexion maîtrisée. Balabanov laisse les choses en plan. Avec un tact certain, il suggère au spectateur de développer sa propre réflexion et de tirer les conclusions lui-même. Intention louable, mais on sent aussi qu'il n'a pas suffisamment travaillé les personnages, ni le scénario. Lassitude de la vie ? On reste vraiment sur sa faim parce que les personnages n'ont rien à dire. Les Russes de Balabanov restent bruts de décoffrage, impulsifs, à la limite de l'idiotie et du caricatural, profondément secoués.
La musique est presque aussi envahissante et inutile que dans Kotchegar, son film précédent (un affreux ratage). On ne comprend pas ce qui lui a pris d'inonder les 20 dernières minutes avec des bruitages de film fantastique (sifflements, grondements, hululements) totalement redondants.
Je veux croire que ce n'est pas le dernier film de Balabanov. Je veux croire que le courageux réalisateur de "Grouz 200" guérira de sa maladie ou de sa dépression pour ouvrir les yeux des Russes sur le monde.
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Mise à jour :
Malheureusement, son pressentiment était juste. Balabanov nous a quitté le 18 mai 2013. Il travaillait sur le projet d'un film consacré à la jeunesse de Iossif Vissarionivitch Staline. Titre de travail "Koba" (surnom de jeunesse de Staline). Une terrible perte pour le cinéma russe. C'était un homme aux idées très controversées, mais il avait un courage sans équivalent et des intuitions extrêmement pertinentes.
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